Pensées sur la Liberté Civile© Jean-Francois Battail and Marianne Battail PRÉFACE [À L´ÉDITION BILINGUE ANGLO-SUÉDOISE DE 2009] Cette publication tire son origine de la conférence «FOI : Towards Open Government in the New democraties» qui s´est tenue à Budapest du 5 au 7 mai 1992. Cette conférence eut lieu au moment où était en voie d´adoption la loi hongroise sur la protection des informations d´intérêt public et l´accès à ces informations. Elle avait été organisée par Tom Riley, inspirateur canadien du mouvement pour le droit à l´information et secrétaire exécutif de International Freedom of Information Institute. Dans ma propre contribution, «The Historical Basis of the Right to Freedom of Information in Europe», je m´interrogerais sur l´origine — ou l´instigateur — de l´ordonnance sur la liberté d´expression adoptée en Suède en 1766. À quoi l´avocat et délégué tchèque Karl Koded, qui travaillait alors pour Energotechnica, m´avait mis sur la piste des idées novatrices développées par Forsskål dans ses Pensées sur la liberté civile (Tankar om borgerliga friheten), ouvrage publié à Stockholm par Lars Salvius en 1759. Ayant écrit à la Bibliothèque royale de Stockholm dans l´espoir de mettre la main sur un exemplaire, je reçus une réponse circonstanciée et éclairante de Gunilla Jonsson (alors directrice de la Section de référence et des collections historiques) qui incluait aussi une photocopie du libelle de Forsskål, bien entendu en langue originale suédoise. Il fallait évidemment que l´on puisse lire ce texte en anglais ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, aucune traduction dans cette langue n´avait été procurée. Le travail de traduction à l´origine du présent volume fut amorcé dans les années 1990 par Theresa McGrane-Langvik (originaire de Glasgow, Rolvsøy) et Maria Lindstedt (Löa). La grand-mère de Maria, Agnes Jansson (Gammelbo), fut également associée au projet et apporta des éclaircissements sur certaines expressions du XVIIIe siècle. Si l´on songe qu´elles ne disposaient que de la photocopie d´une publication en suédois du milieu du siècle des Lumières, on ne saurait trop louer leur travail. À l´approche du 250e anniversaire de cet ouvrage de 1759, je fis appel à un groupe d´experts pour réviser la traduction précédente. Ce groupe a été composé de Gunilla Jonsson, Thomas von Vegesack, Helena Jäderblom et Gunnar Persson. David Shaw (Canterbury) a contribué à la rédaction finale du texte anglais. Il est important de signaler que la traduction présentée ici est celle de la version non censurée. Le groupe a travaillé sur la base du manuscrit original retrouvé par Gunilla Jonsson dans les Archives du royaume. Les variations significatives entre la version non censurée et celle imprimée en 1759 sont renseignées dans ce livre. Ainsi, les non-suédophones peuvent enfin prendre connaissance du contexte intellectuel dans lequel la Suède a apporté en 1766 sa contribution au monde moderne: accès à l´information permettant de forger un public éclairé. Ce n´était cependant qu´une partie du projet plus vaste que nourrissait Forsskål — encourager de manière générale le développement et la diffusion des connaissances. David Goldberg, Visby et Näs, juillet 2009 INFORMATIONS SUR LE TEXTE Le texte présenté ici est le résultat d´une lecture critique du manuscrit original des Pensées sur la liberté civile (1759) de Peter Forsskål, sans les suppressions et les modifications du censeur Oelreich. Nous avons choisi de reproduire l´original pour la simple raison que c´est un meilleur texte que la version censurée publiée en 1759. En de nombreuses occurrences, là où Forsskål affirmait clairement ses idées, Oelreich avait imposé des «sans doute» ou des «peut-être»; quant à la revendication radicale de l´auteur en faveur d´une liberté d´expression qui de fait correspond à notre appréhension actuelle du concept, il l´avait reformulée de telle sorte qu´elle ouvrait la porte au maintien de la censure (§ 7). Le paragraphe 8 du manuscrit original, avec le plaidoyer de Forsskål pour la liberté d´expression en matière religieuse, fut entièrement biffé, et la référence aux effets positifs de la liberté religieuse en Pennsylvanie (§ 11) disparut également. Le manuscrit de Forsskål figure dans les Archives du royaume dans le dossier Collège ministériel, Documents reçus, Série EXII:18, affaires universitaires, 1706-1785*. Les modifications du censeur sont portées sur le manuscrit de la main de Forsskål, mais avec une autre encre que celle utilisée originellement. Sur la dernière page, l´imprimatur d´Oelreich est manifestement écrit avec la même encre, ce qui laisse supposer qu´ils ont travaillé ensemble pour procéder aux modifications. La version imprimée de 1759 a été republiée à plusieurs reprises au XXe siècle, d´abord dans l´ouvrage de Torsten Steinby, Peter Forsskål och Tankar om borgerliga friheten (1970), puis en 1980 et à nouveau en 1984 avec une postface de Teddy Brunius. Elle fut également publiée, assortie de fragments du manuscrit originel, dans Gyllene Äpplen, II, 1991 (deuxième édition en 1995), mais la présente édition est la première à restituer le texte authentique dans son intégralité — non seulement en suédois mais aussi en anglais [et maintenant en français]. * Signum Kanslikollegiet, Inkomna skrivelser, Serie EXII:18, universitetsärenden 1706-1785. L´ARRIÈRE-PLAN Quand Linné voulut baptiser une plante en l´honneur de son disciple Peter Forsskål, il choisit l´ortie (Forsskålea tenacissima). Il justifia ce choix en précisant que l´espèce qu´il avait plantée dans son jardin à Uppsala provenait de graines que Forsskål lui avait envoyées depuis son expédition en Arabie. Mais il y avait aussi une autre raison. Dans un commentaire, Linné écrit qu´il était aussi risqué d´approcher une ortie que d´entrer en conflit avec Forsskål, «ce dont son comportement à Uppsala avait clairement témoigné». Forsskål était un élève très doué dont Linné savait utiliser les connaissances. Mais sur le plan personnel, il était entêté et susceptible. De telles caractéristiques le prédestinaient à une existence agitée. Si l´on considère la brièveté de sa vie (1732-1763), il paraît remarquable qu´il ait réalisé tant de choses. À l´origine, il semblait destiné à la prêtrise. Son père Johan Forsskåhl avait été pasteur de la paroisse finnoise de Stockholm avant de regagner sa Finlande natale quelques années avant la naissance de Peter. Peter Forsskål passa son enfance à Helsingfors (Helsinki). Il avait deux frères, Jonas et Johan Christian, et une sœur, Johanna Katharina. La maisonnée était tenue par une belle-mère. La mère de Peter était morte quand il avait trois ans. Mais tout semble indiquer qu´il eut une enfance heureuse. Peter Forsskål fut inscrit à l´université d´Uppsala dès l´âge de dix ans. Cet âge n´avait rien de surprenant. Plus de 30% des étudiants avaient moins de quinze ans. Mais la première visite de Forsskål à Uppsala fut de courte durée. Il y retourna au printemps 1751, âgé à présent de dix-huit ans. Il étudia la théologie mais fut rapidement attiré par le cercle qui gravitait autour de Linné. Ses études étaient financées par une bourse couvrant cinq années d´études à l´université et deux ans dans un établissement étranger. À cette époque, les frontières entre les différentes disciplines n´étaient pas aussi tranchées qu´aujourd´hui. Ce n´est qu´un siècle plus tard que le savoir se subdivisa, chaque spécialité étant jalousement défendue par ses représentants. De fait, la combinaison théologie/botanique s´avéra convenir fort bien à l´orientation intellectuelle de Forsskål. Un de ses professeurs, Olof Celsius, s´était fait un nom comme éditeur d´une flore biblique, Hierobotanicon. Quand Forsskål se rendit en Arabie, l´une de ses missions principales fut d´étudier les plantes mentionnées dans la Bible. Il utilisa aussi une partie de son temps à étudier l´arabe et l´hébreu. Forsskål ne resta à Uppsala qu´un peu plus de deux ans sur les cinq prévus. Dès l´automne 1753, il était inscrit à l´université de Göttingen, ville située dans le royaume de Hanovre, un État lié depuis 1714 à la Grande-Bretagne en vertu d´une union personnelle. Fondée en 1737, l´université était fortement imprégnée de culture britannique. À Göttingen, Forsskål étudia aussi la théologie, mais il s´orienta de plus en plus vers la philosophie. Ce qui n´impliquait nullement qu´il délaissât les sciences naturelles. Il correspondit avec Linné et lui procura les graines qu´il avait demandées. En outre, il rassembla quelques-uns de ses camarades d´étude pour étudier les insectes de la région. «Par beau temps et quand j´étais libre, je me suis employé à en faire collection et j´ai trouvé trois camarades qui eux aussi y ont pris plaisir», écrit-il dans une de ses lettres envoyées chez lui. Un dessin dans l´album amicorum de Forsskål qui nous est parvenu le représente à la chasse aux papillons. La philosophie était cependant sa préoccupation essentielle. En juin 1756, il soutint une thèse, Dubia de principiis philosophiae recentioris, où il exprimait ses doutes sur les fondements de la philosophie nouvelle. Dans l´introduction à cette thèse, il écrit : «Sur les conseils avisés de mon père, je suis accoutumé dans mes études scientifiques à tout réfuter autant que faire se peut et à noter par écrit les raisons qui ont pu m´y inciter. Le résultat, c´est que j´ai d´abord recherché les doutes puis que ceux-ci se sont présentés d´eux-mêmes». Ses professeurs étaient impressionnés par la rigueur de Forsskål mais estimaient néanmoins qu´il poussait trop loin sa culture du doute. Que Forsskål ait jugé sa thèse importante est attesté par le fait qu´il la publia à Copenhague en 1760 avec une nouvelle préface. Un des modèles de Forsskål était le philosophe écossais David Hume qu´il mentionne du reste dans sa thèse. Forsskål le lisait probablement en traduction allemande. Parmi les points communs entre les deux hommes, il y avait la manière pratique dont ils concevaient la philosophe. L´un et l´autre n´aimaient guère que les intellectuels s´enferment dans leurs théories. «Thinking has been monopolized by self-absorbed academics who never consulted experience in any of their reasonings or who never searched for that experience, where alone it is to be found, in common life and conversation», écrit Hume. 1 Forsskål appréciait beaucoup le libre climat de recherche qui régnait à Göttingen. Le contraste était grand avec l´atmosphère upsalienne qui selon lui s´expliquait sans nul doute par le manque de liberté. Dans une lettre envoyée en Suède, il écrit, avec une pointe critique à l´égard de la théorie des climats de Montesquieu : «Si seulement nous avions en Suède, comme c´est le cas en Angleterre et en Allemagne, la liberté de penser et d´écrire, il apparaîtrait bientôt que le climat froid n´est nullement préjudiciable à l´entendement.» C´est cette atmosphère confinée qui l´attendait à son retour en Suède à la fin de l´automne 1756. Sa bourse était épuisée, et pour subvenir à ses besoins, il dut s´employer comme précepteur auprès d´un comte de treize ans, Johan Gustaf Horn. En marge de cette fonction, il étudia la chimie et s´intéressa à l´agriculture. Malgré ses succès comme philosophe — il fut même élu membre de l´académie des sciences de Göttingen qui s´était constituée sur le modèle de la Royal Society de Londres — , Forsskål n´était nullement un théoricien. Quand un propriétaire terrien soutint dans un article de revue que l´on pouvait par voie de sélection des plantes transformer une espèce de céréale en une autre, et que des graines d´avoine pouvaient sous certaines conditions donner une récolte de seigle, Forsskål ne publia pas moins de six contributions pour montrer ce qu´il y avait d´absurde dans une telle affirmation. Pour plus de sûreté, il se livra aussi à des cultures expérimentales. Dans une lettre à J. D. Michaelis, son professeur et ami de Göttingen, il écrit qu´il voudrait avant tout étudier l´économie, «une science libre et utile dont on a l´usage partout». Mais ses efforts pour se qualifier en vue d´un poste nouvellement créé de professeur adjoint en économie n´aboutirent pas. Le titulaire de la chaire d´économie, Anders Berch, ne le jugeait pas qualifié. Dans son rapport, Berch écrit que Forskål était finalement plus intéressé par la botanique. Quand Berch et Linné enseignaient simultanément, Forsskål choisissait d´écouter le second. Mais Linné ne semble pas non plus avoir pu l´aider. En avril 1759, Forsskål demanda l´autorisation de soutenir publiquement une thèse d´économie sur la culture des prairies, De pratis conserendis. Mais sa demande fut rejetée et Forsskål décida d´abandonner l´économie. De nouveau, il était prêt à se consacrer à une nouvelle discipline, et cette fois, c´est la jurisprudence qui l´attirait. En mai 1759, la thèse de Forsskål intitulée De Libertate civili était enregistrée à la faculté de philosophie; elle était écrite en suédois et en latin, ce qui rompait avec la tradition. Dans sa thèse précédente sur les fondements de la philosophie figurait un passage important concernant l´origine des droits de l´homme. Pour Forsskål, l´autonomie de tout être humain impliquait l´exigence que ses droits individuels fussent formellement garantis. Même si son raisonnement était de caractère théorique, il effleurait la question des privilèges, une des principales pommes de discorde à l´Ère de la liberté. Quand la Suède s´était dotée d´une nouvelle constitution après la mort de Charles XII, la noblesse de naissance s´était vu confirmée dans ses anciens privilèges. Les trois autres états parlementaires avaient protesté. Le problème allait demeurer actuel pendant toute l´Ère de la liberté. Aussi tard qu´en 1770, le Riksdag eut à traiter d´une proposition visant à ce qu´une charte des privilèges soit édictée également pour les trois états roturiers. Des privilèges pour quelques-uns, cela signifiait des droits réduits pour d´autres. Ils allaient à l´encontre des idées concernant les droits de l´homme qui commençaient à poindre à la fin du XVIIIe siècle. «Chaque habitant doit avoir une part équitable des charges et des bénéfices de la sociéte», écrit Forsskål ; et l´appel en faveur des droits de l´homme est comme un fil rouge dans son texte, même s´il n´emploie pas le mot. 2 Cette fois encore, la Faculté rejeta la demande de Forsskål de faire imprimer sa thèse. Celui-ci ne se plia pas à cette décision et s´adressa au gouvernement par l´intermédiaire de Kanslikollegium, un des collèges qui formaient l´administration centrale, mais sa demande fut à nouveau rejetée. Pour obtenir l´autorisation d´imprimer, Forsskål fut obligé d´accepter une série de modifications et de suppressions. Elles portaient sur les exigences les plus radicales en matière de liberté d´expression et quelques allusions à la situation politique du moment. Dans plusieurs cas, il s´ensuivit que les formulations originelles de Forsskål furent édulcorées et devinrent imprécises. Ainsi par exemple sa critique du système des corporations. Cette formulation est surprenante du fait qu´elle ouvre la porte à une concurrence entre deux autorités. Formellement, les nouvelles dispositions gouvernementales n´impliquaient aucun changement par rapport aux règles qui régissaient la censure à l´époque précédente, celle de l´absolutisme. Cependant, alors qu´auparavant le contrôle avait été rigoureux, une plus grande liberté était maintenant laissée à chaque instance de décision. Ce qui avait suscité la discussion de janvier 1722 était une demande d´Emmanuel Swedenborg, alors assesseur au Collège des mines, qui sollicitait d´imprimer un écrit sur la crise économique qui avait frappé le pays après la longue Guerre du Nord. Swedenborg avait obtenu cette autorisation mais il voulait maintenant aller plus loin et publier dans Stockholmske Post-Tidender, une gazette d´information, un appel invitant les lecteurs à donner leurs points de vue sur son texte. Cette demande suscita un vif débat auquel participèrent aussi bien le censeur en fonction, Johan Rosenadler, que son prédécesseur, Johan Brauner, qui avait occupé ce poste à l´époque caroline. Tandis que Brauner argumentait fortement contre le fait que «des personnes privées puisse exprimer leurs opinions sur une question d´intérêt général aussi essentielle», Rosendaler soutenait qu´il était important d´être à l´écoute du public, notamment lorsqu´il s´agissait de questions concernant tout le monde «depuis les mendiants jusqu´aux riches». Selon lui, un débat général faciliterait les prises de décision lors de la session parlementaire qui approchait. En l´occurrence, Swedenborg n´obtint pas l´autorisation sollicitée, mais la discussion montra que l´idée d´une liberté d´expression accrue avait de fervents partisans. Le chancelier du royaume lui-même, Karl Gyllenborg, appelé à être un des principaux hommes d´Etat de l´Ère de la liberté, se rallia aux vues de Rosenadler. Je partage vos points de vue, déclarait-il. «Dans un état libre, personne ne doit être empêché de pouvoir raisonner publiquement sur des sujets qui concernent tout le monde, surtout si la vérité en sort et que chacun se trouve mieux informé sur ce dont on discute». Et de se référer à l´Angleterre dont il avait appris à connaître la liberté lorsqu´il y avait séjourné comme diplomate. La censure préliminaire allait se maintenir pendant la plus grande partie de l´Ère de la liberté mais l´idée d´instaurer la liberté d´expression ne cessa d´être d´actualité. L´écrivain danois Ludvig Holberg raconte dans une épître de 1749 qu´un Suédois en visite à Copenhague avait dit qu´on songeait à introduire la liberté d´expression en Suède comme en Angleterre et en Hollande, mais que les partisans de cette mesure étaient encore en minorité. Rosenadler et son successeur immédiat Gustaf Benzenstierna exercèrent la censure préliminaire de manière libérale. Mais la situation changea avec le troisième censeur de cette période, Niklas Oelreich. À l´inverse de ses prédécesseurs, celui-ci était profondément impliqué dans les luttes politiques de l´époque. Quelques années auparavant, il avait publié une revue qu´on peut considérer comme l´organe de l´un des deux partis rivaux. Quand l´opposition voulut à son tour publier un journal, il se servit de sa position de censeur pour l´interdire. Oelreich ne voulait pas supprimer la censure préliminaire. Au contraire, il argumentait dans sa revue en faveur d´un pouvoir accru du censeur. Mais il voulait être placé sous l´autorité du Riksdag et non du Kanslikollegium. De la sorte, il aurait eu un droit de décision illimité, du moins hors des sessions parlementaires. C´est ce personnage extrêmement politisé qui accorda à Forsskål l´autorisation d´imprimer. Ce dernier était bien conscient du fait que la diffusion du livre serait rapidement stoppée. Une fois le livre imprimé, il s´empressa d´aller retirer chez l´imprimeur Lars Salvius la totalité des 500 exemplaires et de les diffuser parmi ses amis. Une question intéressante se pose : jusqu´à quel point Salvius fut-il impliqué dans cette publication ? Dans un livre qu´il avait publié quelques années auparavant, il avait lui-même abordé plusieurs des questions dont traitait Forsskål. Tous deux appartenaient au groupe de réformateurs radicaux qui étaient originaires de la partie finlandaise du royaume. Certains chercheurs ont soutenu que cet apport finlandais avait eu pour les Lumières suédoises une importance comparable à l´apport écossais dans l´aire anglo-saxonne. Le jour même où les Pensées sur la liberté civile étaient imprimées, le Conseil ministériel se réunit pour discuter de la situation. Salvius fut convoqué pour rendre compte de ce qui s´était passé. Il montra le manuscrit avec l´imprimatur d´Oelreich et précisa que l´auteur lui-même avait pris possession de tous les exemplaires. La personne suivante à auditionner fut Oelreich. Celui-ci déclara effrontément qu´il n´avait pas la moindre idée que ce livre fût identique à une thèse interdite ni que Forsskål eût pu avoir le culot de lui soumettre un texte déjà rejeté. Puis ce fut le tour de Forsskål. Il soutint qu´avec l´aide du censeur il avait supprimé tous les passages politiquement délicats et que de ce fait, le livre était à considérer comme tout à fait différent du texte qui avait été examiné auparavant. Le Kanslikollegium se contenta d´un simple avertissement à l´adresse de l´auteur mais il ordonna la saisie de tous les exemplaires du livre. La seule critique adressée à Forsskål était d´avoir accepté un titre danois de professeur sans en avoir demandé l´autorisation au Collège. Qu´il ait eté traité avec une telle mansuétude s´explique sûrement par le fait qu´entre-temps, il avait été désigné pour participer à une expédition danoise à destination de l´Arabie. Dans le procès-verbal du Collège, il est dit qu´on «ne voulait pas étouffer complètement les dons de l´esprit qu´il pouvait y avoir en lui» et que l´on devait tenir compte de «son engagement au service du roi de Danemark». L´interdiction du livre ne fut rendue publique qu´en février l´année suivante mais la collecte des exemplaires commença aussitôt. Celui qui en était chargé était Linné, le recteur de l´université. Convoqué, Forsskål expliqua qu´il avait distribué 49 exemplaires et en avait déposé 53 à la vente dans les librairies de la ville. Linné fit procéder à une perquisition au domicile de Forsskål mais on ne trouva aucun exemplaire supplémentaire. Dans sa lettre au Collège, il écrit que de nombreux livres ont probablement été envoyés par la poste, et il s´interroge sur ce qu´il faudrait faire pour les recouvrer. Sur les 500 exemplaires imprimés des Pensées sur la liberté civile, seuls 79 ont été saisis et détruits. Les autres ont circulé parmi les personnes intéressées, et l´on sait que de nombreuses copies ont été faites. L´interdiction n´avait fait que rendre le livre plus recherché. Au cours de cette session parlementaire, aucune décision essentielle ne fut prise quant à l´avenir de la censure. On nomma un nouveau censeur, Magnus von Celse, mais il n´entra jamais en fonction. La question de savoir comment et par qui la censure serait exercée demeurait pendante. Cette incertitude contribua sûrement à la décision du Riksdag, lorsqu´il fut à nouveau réuni en 1766, de supprimer l´institution de la censure. Le flou qui régnait quant aux processus de décision rendait plus difficile le contrôle du marché du livre. Dans ces conditions, il existait d´autres méthodes, et plus efficaces, que l´examen préliminaire. Ce qu´il y avait d´unique dans l´ordonnance de 1766 sur la liberté d´expression ne résidait pas fondamentalement dans la suppression de l´institution de la censure. Cela avait été fait en Angleterre dès 1695. Mais à l´inverse de toutes les ordonnances précédentes, elle ne se contentait pas d´énumérer les écueils que les auteurs devaient éviter, elle instaurait aussi une protection contre tout nouvel obstacle que les autorités auraient pu être tenté d´imaginer. Le passage de loin le plus important, celui qui prend aussi le plus de place dans cette ordonnance, concerne le principe de publicité, c´est-à-dire le droit pour les citoyens de prendre connaissance notamment des décisions des tribunaux et des procès-verbaux du Conseil du royaume et du Riksdag. Sur deux points, la nouvelle ordonnance présentait de graves faiblesses. La censure était maintenue lorsqu´il s´agissait d´écrits théologiques. Et l´expression orale n´était pas protégée. Sur ce point, on était allé plus loin aux Etats-Unis en 1791 avec le célèbre ajout à la constitution. Quelques mois seulement après la promulgation de l´ordonnance sur la liberté d´expression, le Roi en son conseil rendit public un avertissement aux citoyens pour les dissuader « en grands ou petits groupes [...] de provoquer des troubles, des dissensions et une mésintelligence nuisible parmi les habitants du royaume en semant des soupçons et des mensonges forgés de toutes pièces». Dans cette ordonnance, les citoyens étaient incités à dénoncer en échange d´une prime de 2000 daler argent ceux qui s´étaient rendus coupables de discours délictueux. J´ai cité cette ordonnance du 2 mars 1767 pour montrer qu´il est peu probable que la décision du Riksdag reposât sur une foi profonde en la liberté d´expression. Sans nul doute, l´ordonnance qui la décréta était plus le résultat des conflits politiques d´alors que de convictions fortement enracinées. Les années 1760 constituent dans l´histoire de la Suède une époque de bouleversements. Les chercheurs suédois ont souvent été peu indulgents à l´égard de cette période, mais un historien anglo-saxon comme Michael Roberts évoque, quant à lui, une manière unique d´expérimenter le parlementarisme, et il compare la situation à celle de la France au cours des années qui précèdent la Révolution. Forsskål était tout à fait conscient des forces politiques alors en jeu. Dans un des nombreux textes où il se justifie, il soutient que le rôle d´un libre débat est d´empêcher que «l´insupportable domination» soit remplacée par «un absolutisme incurable». La forme de gouvernement adoptée après la mort de Charles XII visait à instaurer une séparation des pouvoirs. Mais au fil du temps, une concentration du pouvoir n´avait cessé de s´opérer au profit du Riksdag et de son organe central, la Commission secrète, où n´étaient représentés que trois des quatre états parlementaires. Pendant les années 1760, des forces se manifestèrent pour restaurer le parlementarisme des années 1720 tel que le prescrivait la constitution. L´on s´opposait aussi bien aux privilèges et au pouvoir des nobles qu´au royalistes qui voulaient restaurer le pouvoir du souverain. Ce sont ces derniers qui allaient l´emporter à l´issue de ces luttes. Forsskål savait quels risques il prenait quand il publia son livre. Un des professeurs d´Uppsala, Johan Ihre, avait été privé de salaire pendant toute une année pour avoir laissé soutenir un certain nombre de thèses en latin à contenu politique. L´une d´entre elles avait pour sujet le gouvernement civil. Salvius avait essayé là encore de publier cet écrit en suédois mais en avait été empêché. Le censeur avait autorisé l´impression mais le Conseil était intervenu pour interdire le livre. Depuis lors, dix ans s´étaient écoulés, et Forsskål avait lieu de croire que la liberté d´expression disposait à présent d´une plus grande marge de manœuvre. Ce n´étaient pas des réformes insignifiantes que Forsskål voulait promouvoir. Il revendiquait le droit de faire appel de jugements douteux. Il voulait une fiscalité plus juste. Il estimait qu´il fallait abolir le droit exclusif de la noblesse aux plus hautes fonctions, réformer le système corporatiste, créer des écoles pour les enfants du peuple. Et il voulait bien sûr accroître la liberté d´expression et la publicité. Rien de ce qui concernait «le bien-être du royaume» ne devait être «dissimulé aux yeux des habitants». C´est une liste imposante, et elle contient pratiquement tous les points qui trente ans plus tard allaient figurer dans la Déclaration des droits de l´homme et du citoyen. Le seul droit de la déclaration française qu´on ne trouve pas chez Forsskål concerne celui de l´individu à choisir sa religion et à la pratiquer. Parmi les coupures imposées par le censeur, il y avait tout un paragraphe où Forsskål soutenait que la possibilité de mettre en question «les révélations divines» ne pouvait leur porter préjudice. L´absolutisme politique avait cessé d´exister en Suède, mais pas l´absolutisme religieux. Le passage le plus provocant des Pensées sur la liberté civile figure dans le paragraphe 9 (8 dans la version imprimée) où il affirme que la seule alternative à la violence est la liberté d´expression. « Un gouvernement sage préfère donner au peuple l´occasion d´exprimer son mécontentement par la plume que par d´autres armes», écrit-il. Il est encore plus précis dans une lettre au roi dans laquelle il défend ses positions. «Il est clair, Votre Royale Majesté, qu´il y a des mécontents dans tout royaume. Qu´ils ne soient pas en nombre insignifiant en Suède est attesté par les rébellions qui si souvent se trament et s´amorcent. Il est tout aussi clair qu´il n´existe que deux issues pour empêcher les conséquences nuisibles du mécontentement, l´une exige de l´encre, l´autre du sang. Si les mécontents ont le loisir de s´exprimer librement, ils peuvent être réfutés, instruits et transformés en un public éclairé. Ils cessent d´être mécontents s´ils n´ont plus de raisons de l´être et leur désir de rébellion disparaît aussi. Mais si cette politique raisonnable [...] n´est pas mise en œuvre, il ne reste au gouvernement d´autre issue que de combattre la violence par la force, sans peut-être parvenir au prix de nombreuses vies à éradiquer le mécontentement, mais seulement à le dissimuler, voire à l´augmenter, de sorte qu´il peut éclater à nouveau.» Et Forsskål d´ajouter ces mots qui ont dû paraître particulièrement provocants : «Cette méthode forte serait d´autant plus risquée en Suède que la plus grande partie de la milice n´est pas tenue par le gouvernement mais a été élevée avec le pain et les idées du peuple.» Il allait s´avérer que Forsskål avait mal apprécié la situation. La «méthode forte» n´était nullement nécessaire pour juguler l´évolution vers le parlementarisme et la démocratie qui avait eu lieu en Suède pendant l´Ère de la liberté. Gustave III n´eut pas à recourir à la violence pour restaurer le pouvoir royal en 1772. La foi de Forsskål dans le pouvoir de la libre parole peut paraître naïve et irréaliste. Elle allait aussi à l´encontre de ce qu´estimaient d´autres philosophes des Lumières. Voltaire avait peut-être une opinion plus réaliste lorsqu´il soutenait que c´était l´épée et non le verbe qui décidait du développement des États. À court terme, Voltaire avait évidemment raison. Mais pas à plus longue échéance. L´évolution de la société et celle de la liberté d´expression sont indissociables et s´influencent mutuellement. Mais cela prend du temps. Peut-être était-ce aussi ce que Forsskål voulait dire quand il écrivait que le rôle de la liberté d´expression était de créer «un public éclairé». L´avènement de ce que nous appelons l´opinion publique était l´objectif fondamental des Lumières. Et sous cet angle, Forsskål était un des représentants de ce mouvement, l´un des plus remarquables qu´ait connus la Suède. Forsskål n´eut pas l´occasion de voir la Suède, comme premier pays au monde, garantir la liberté d´expression dans sa constitution, mais il lui fut aussi épargné de constater à quel point cette liberté allait être restreinte quelques années plus tard puis éliminée pas à pas tandis qu´un nouvel absolutisme s´instaurait dans le pays. Et personne n´osa republier son livre sur la liberté civile. Ceux qui étaient surpris à en posséder un exemplaire dans leur bibliothèque étaient condamnés à de lourdes amendes.
§ 1. § 2. § 3. § 4. § 5. § 6. * Voir Enväldets skadeliga påföljder [Les conséquences nuisibles de l´absolutisme], Stockholm, 1757 § 7. § 8. § 9. * Le Danemark § 10. §11. § 12. § 13. § 14. § 15. § 16. § 17. § 18. § 19. § 20. § 21. Dieu tout puissant, qui veille à la félicité des hommes, accroît notre liberté suédoise, et préserve-la jusqu´à la fin des temps!
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