Peter Forsskal

 

Pensées sur la Liberté Civile

© Jean-Francois Battail and Marianne Battail
Preface
Informations sur le texte
L´arrière-plan
Pensées sur la Liberté Civile

PRÉFACE [À L´ÉDITION BILINGUE ANGLO-SUÉDOISE DE 2009]

Cette publication tire son origine de la conférence «FOI : Towards Open Government in the New democraties» qui s´est tenue à Budapest du 5 au 7 mai 1992. Cette conférence eut lieu au moment où était en voie d´adoption la loi hongroise sur la protection des informations d´intérêt public et l´accès à ces informations. Elle avait été organisée par Tom Riley, inspirateur canadien du mouvement pour le droit à l´information et secrétaire exécutif de International Freedom of Information Institute.

Dans ma propre contribution, «The Historical Basis of the Right to Freedom of Information in Europe», je m´interrogerais sur l´origine — ou l´instigateur — de l´ordonnance sur la liberté d´expression adoptée en Suède en 1766. À quoi l´avocat et délégué tchèque Karl Koded, qui travaillait alors pour Energotechnica, m´avait mis sur la piste des idées novatrices développées par Forsskål dans ses Pensées sur la liberté civile (Tankar om borgerliga friheten), ouvrage publié à Stockholm par Lars Salvius en 1759.

Ayant écrit à la Bibliothèque royale de Stockholm dans l´espoir de mettre la main sur un exemplaire, je reçus une réponse circonstanciée et éclairante de Gunilla Jonsson (alors directrice de la Section de référence et des collections historiques) qui incluait aussi une photocopie du libelle de Forsskål, bien entendu en langue originale suédoise.

Il fallait évidemment que l´on puisse lire ce texte en anglais ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, aucune traduction dans cette langue n´avait été procurée. Le travail de traduction à l´origine du présent volume fut amorcé dans les années 1990 par Theresa McGrane-Langvik (originaire de Glasgow, Rolvsøy) et Maria Lindstedt (Löa). La grand-mère de Maria, Agnes Jansson (Gammelbo), fut également associée au projet et apporta des éclaircissements sur certaines expressions du XVIIIe siècle. Si l´on songe qu´elles ne disposaient que de la photocopie d´une publication en suédois du milieu du siècle des Lumières, on ne saurait trop louer leur travail.

À l´approche du 250e anniversaire de cet ouvrage de 1759, je fis appel à un groupe d´experts pour réviser la traduction précédente. Ce groupe a été composé de Gunilla Jonsson, Thomas von Vegesack, Helena Jäderblom et Gunnar Persson. David Shaw (Canterbury) a contribué à la rédaction finale du texte anglais.

Il est important de signaler que la traduction présentée ici est celle de la version non censurée. Le groupe a travaillé sur la base du manuscrit original retrouvé par Gunilla Jonsson dans les Archives du royaume. Les variations significatives entre la version non censurée et celle imprimée en 1759 sont renseignées dans ce livre.

Ainsi, les non-suédophones peuvent enfin prendre connaissance du contexte intellectuel dans lequel la Suède a apporté en 1766 sa contribution au monde moderne: accès à l´information permettant de forger un public éclairé. Ce n´était cependant qu´une partie du projet plus vaste que nourrissait Forsskål — encourager de manière générale le développement et la diffusion des connaissances.

David Goldberg, Visby et Näs, juillet 2009

INFORMATIONS SUR LE TEXTE
Gunilla Jonsson

Le texte présenté ici est le résultat d´une lecture critique du manuscrit original des Pensées sur la liberté civile (1759) de Peter Forsskål, sans les suppressions et les modifications du censeur Oelreich. Nous avons choisi de reproduire l´original pour la simple raison que c´est un meilleur texte que la version censurée publiée en 1759. En de nombreuses occurrences, là où Forsskål affirmait clairement ses idées, Oelreich avait imposé des «sans doute» ou des «peut-être»; quant à la revendication radicale de l´auteur en faveur d´une liberté d´expression qui de fait correspond à notre appréhension actuelle du concept, il l´avait reformulée de telle sorte qu´elle ouvrait la porte au maintien de la censure (§ 7). Le paragraphe 8 du manuscrit original, avec le plaidoyer de Forsskål pour la liberté d´expression en matière religieuse, fut entièrement biffé, et la référence aux effets positifs de la liberté religieuse en Pennsylvanie (§ 11) disparut également.

Le manuscrit de Forsskål figure dans les Archives du royaume dans le dossier Collège ministériel, Documents reçus, Série EXII:18, affaires universitaires, 1706-1785*. Les modifications du censeur sont portées sur le manuscrit de la main de Forsskål, mais avec une autre encre que celle utilisée originellement. Sur la dernière page, l´imprimatur d´Oelreich est manifestement écrit avec la même encre, ce qui laisse supposer qu´ils ont travaillé ensemble pour procéder aux modifications.

La version imprimée de 1759 a été republiée à plusieurs reprises au XXe siècle, d´abord dans l´ouvrage de Torsten Steinby, Peter Forsskål och Tankar om borgerliga friheten (1970), puis en 1980 et à nouveau en 1984 avec une postface de Teddy Brunius. Elle fut également publiée, assortie de fragments du manuscrit originel, dans Gyllene Äpplen, II, 1991 (deuxième édition en 1995), mais la présente édition est la première à restituer le texte authentique dans son intégralité — non seulement en suédois mais aussi en anglais [et maintenant en français].

* Signum Kanslikollegiet, Inkomna skrivelser, Serie EXII:18, universitetsärenden 1706-1785.

L´ARRIÈRE-PLAN
Thomas von Vegesack

Quand Linné voulut baptiser une plante en l´honneur de son disciple Peter Forsskål, il choisit l´ortie (Forsskålea tenacissima). Il justifia ce choix en précisant que l´espèce qu´il avait plantée dans son jardin à Uppsala provenait de graines que Forsskål lui avait envoyées depuis son expédition en Arabie.

Mais il y avait aussi une autre raison. Dans un commentaire, Linné écrit qu´il était aussi risqué d´approcher une ortie que d´entrer en conflit avec Forsskål, «ce dont son comportement à Uppsala avait clairement témoigné». Forsskål était un élève très doué dont Linné savait utiliser les connaissances. Mais sur le plan personnel, il était entêté et susceptible. De telles caractéristiques le prédestinaient à une existence agitée.

Si l´on considère la brièveté de sa vie (1732-1763), il paraît remarquable qu´il ait réalisé tant de choses. À l´origine, il semblait destiné à la prêtrise. Son père Johan Forsskåhl avait été pasteur de la paroisse finnoise de Stockholm avant de regagner sa Finlande natale quelques années avant la naissance de Peter.

Peter Forsskål passa son enfance à Helsingfors (Helsinki). Il avait deux frères, Jonas et Johan Christian, et une sœur, Johanna Katharina. La maisonnée était tenue par une belle-mère. La mère de Peter était morte quand il avait trois ans. Mais tout semble indiquer qu´il eut une enfance heureuse.

Peter Forsskål fut inscrit à l´université d´Uppsala dès l´âge de dix ans. Cet âge n´avait rien de surprenant. Plus de 30% des étudiants avaient moins de quinze ans. Mais la première visite de Forsskål à Uppsala fut de courte durée. Il y retourna au printemps 1751, âgé à présent de dix-huit ans. Il étudia la théologie mais fut rapidement attiré par le cercle qui gravitait autour de Linné. Ses études étaient financées par une bourse couvrant cinq années d´études à l´université et deux ans dans un établissement étranger.

À cette époque, les frontières entre les différentes disciplines n´étaient pas aussi tranchées qu´aujourd´hui. Ce n´est qu´un siècle plus tard que le savoir se subdivisa, chaque spécialité étant jalousement défendue par ses représentants. De fait, la combinaison théologie/botanique s´avéra convenir fort bien à l´orientation intellectuelle de Forsskål. Un de ses professeurs, Olof Celsius, s´était fait un nom comme éditeur d´une flore biblique, Hierobotanicon. Quand Forsskål se rendit en Arabie, l´une de ses missions principales fut d´étudier les plantes mentionnées dans la Bible. Il utilisa aussi une partie de son temps à étudier l´arabe et l´hébreu.

Forsskål ne resta à Uppsala qu´un peu plus de deux ans sur les cinq prévus. Dès l´automne 1753, il était inscrit à l´université de Göttingen, ville située dans le royaume de Hanovre, un État lié depuis 1714 à la Grande-Bretagne en vertu d´une union personnelle. Fondée en 1737, l´université était fortement imprégnée de culture britannique.

À Göttingen, Forsskål étudia aussi la théologie, mais il s´orienta de plus en plus vers la philosophie. Ce qui n´impliquait nullement qu´il délaissât les sciences naturelles. Il correspondit avec Linné et lui procura les graines qu´il avait demandées. En outre, il rassembla quelques-uns de ses camarades d´étude pour étudier les insectes de la région. «Par beau temps et quand j´étais libre, je me suis employé à en faire collection et j´ai trouvé trois camarades qui eux aussi y ont pris plaisir», écrit-il dans une de ses lettres envoyées chez lui. Un dessin dans l´album amicorum de Forsskål qui nous est parvenu le représente à la chasse aux papillons.

La philosophie était cependant sa préoccupation essentielle. En juin 1756, il soutint une thèse, Dubia de principiis philosophiae recentioris, où il exprimait ses doutes sur les fondements de la philosophie nouvelle. Dans l´introduction à cette thèse, il écrit : «Sur les conseils avisés de mon père, je suis accoutumé dans mes études scientifiques à tout réfuter autant que faire se peut et à noter par écrit les raisons qui ont pu m´y inciter. Le résultat, c´est que j´ai d´abord recherché les doutes puis que ceux-ci se sont présentés d´eux-mêmes». Ses professeurs étaient impressionnés par la rigueur de Forsskål mais estimaient néanmoins qu´il poussait trop loin sa culture du doute. Que Forsskål ait jugé sa thèse importante est attesté par le fait qu´il la publia à Copenhague en 1760 avec une nouvelle préface.

Un des modèles de Forsskål était le philosophe écossais David Hume qu´il mentionne du reste dans sa thèse. Forsskål le lisait probablement en traduction allemande.

Parmi les points communs entre les deux hommes, il y avait la manière pratique dont ils concevaient la philosophe. L´un et l´autre n´aimaient guère que les intellectuels s´enferment dans leurs théories. «Thinking has been monopolized by self-absorbed academics who never consulted experience in any of their reasonings or who never searched for that experience, where alone it is to be found, in common life and conversation», écrit Hume. 1

Forsskål appréciait beaucoup le libre climat de recherche qui régnait à Göttingen. Le contraste était grand avec l´atmosphère upsalienne qui selon lui s´expliquait sans nul doute par le manque de liberté. Dans une lettre envoyée en Suède, il écrit, avec une pointe critique à l´égard de la théorie des climats de Montesquieu : «Si seulement nous avions en Suède, comme c´est le cas en Angleterre et en Allemagne, la liberté de penser et d´écrire, il apparaîtrait bientôt que le climat froid n´est nullement préjudiciable à l´entendement.»

C´est cette atmosphère confinée qui l´attendait à son retour en Suède à la fin de l´automne 1756. Sa bourse était épuisée, et pour subvenir à ses besoins, il dut s´employer comme précepteur auprès d´un comte de treize ans, Johan Gustaf Horn. En marge de cette fonction, il étudia la chimie et s´intéressa à l´agriculture.

Malgré ses succès comme philosophe — il fut même élu membre de l´académie des sciences de Göttingen qui s´était constituée sur le modèle de la Royal Society de Londres — , Forsskål n´était nullement un théoricien.

Quand un propriétaire terrien soutint dans un article de revue que l´on pouvait par voie de sélection des plantes transformer une espèce de céréale en une autre, et que des graines d´avoine pouvaient sous certaines conditions donner une récolte de seigle, Forsskål ne publia pas moins de six contributions pour montrer ce qu´il y avait d´absurde dans une telle affirmation. Pour plus de sûreté, il se livra aussi à des cultures expérimentales.

Dans une lettre à J. D. Michaelis, son professeur et ami de Göttingen, il écrit qu´il voudrait avant tout étudier l´économie, «une science libre et utile dont on a l´usage partout». Mais ses efforts pour se qualifier en vue d´un poste nouvellement créé de professeur adjoint en économie n´aboutirent pas. Le titulaire de la chaire d´économie, Anders Berch, ne le jugeait pas qualifié. Dans son rapport, Berch écrit que Forskål était finalement plus intéressé par la botanique. Quand Berch et Linné enseignaient simultanément, Forsskål choisissait d´écouter le second. Mais Linné ne semble pas non plus avoir pu l´aider.

En avril 1759, Forsskål demanda l´autorisation de soutenir publiquement une thèse d´économie sur la culture des prairies, De pratis conserendis. Mais sa demande fut rejetée et Forsskål décida d´abandonner l´économie. De nouveau, il était prêt à se consacrer à une nouvelle discipline, et cette fois, c´est la jurisprudence qui l´attirait. En mai 1759, la thèse de Forsskål intitulée De Libertate civili était enregistrée à la faculté de philosophie; elle était écrite en suédois et en latin, ce qui rompait avec la tradition.

Dans sa thèse précédente sur les fondements de la philosophie figurait un passage important concernant l´origine des droits de l´homme. Pour Forsskål, l´autonomie de tout être humain impliquait l´exigence que ses droits individuels fussent formellement garantis.

Même si son raisonnement était de caractère théorique, il effleurait la question des privilèges, une des principales pommes de discorde à l´Ère de la liberté. Quand la Suède s´était dotée d´une nouvelle constitution après la mort de Charles XII, la noblesse de naissance s´était vu confirmée dans ses anciens privilèges. Les trois autres états parlementaires avaient protesté. Le problème allait demeurer actuel pendant toute l´Ère de la liberté. Aussi tard qu´en 1770, le Riksdag eut à traiter d´une proposition visant à ce qu´une charte des privilèges soit édictée également pour les trois états roturiers.

Des privilèges pour quelques-uns, cela signifiait des droits réduits pour d´autres. Ils allaient à l´encontre des idées concernant les droits de l´homme qui commençaient à poindre à la fin du XVIIIe siècle. «Chaque habitant doit avoir une part équitable des charges et des bénéfices de la sociéte», écrit Forsskål ; et l´appel en faveur des droits de l´homme est comme un fil rouge dans son texte, même s´il n´emploie pas le mot. 2

Cette fois encore, la Faculté rejeta la demande de Forsskål de faire imprimer sa thèse. Celui-ci ne se plia pas à cette décision et s´adressa au gouvernement par l´intermédiaire de Kanslikollegium, un des collèges qui formaient l´administration centrale, mais sa demande fut à nouveau rejetée.
Forsskål prit alors une décision qui témoignait de beaucoup de courage. Il décida de se détourner du monde académique pour s´adresser à la place au grand public cultivé. Mais avant qu´un imprimeur puisse faire le travail, il fallait obtenir l´autorisation de Nils Oelreich, le censor librorum du royaume.
Forsskål était sûrement conscient du fait que le censeur était placé sous l´autorité du Kanslikollegium et qu´on ne pouvait guère s´attendre à ce qu´il soit d´un avis différent. Mais il savait aussi que la position du Collège n´était pas spécialement forte et que ses membres devaient déférer aux avis des états parlementaires. Dans sa lettre au Kanslikollegium, Forsskål a aussi l´audace de faire allusion à la dépendance de cette institution vis-à-vis du Riksdag. Il se dit persuadé que « dans le pays de la liberté ne peut faire défaut, pas même entre les sessions parlementaires [c´est moi qui souligne], la partie la plus sensible de la liberté — celle de pouvoir parler et écrire des défauts et des qualités du pays.»

Pour obtenir l´autorisation d´imprimer, Forsskål fut obligé d´accepter une série de modifications et de suppressions. Elles portaient sur les exigences les plus radicales en matière de liberté d´expression et quelques allusions à la situation politique du moment. Dans plusieurs cas, il s´ensuivit que les formulations originelles de Forsskål furent édulcorées et devinrent imprécises. Ainsi par exemple sa critique du système des corporations.
La décision du censeur d´accorder à Forsskål l´autorisation d´imprimer peut néanmoins surprendre. Pour comprendre cette situation, il faut dire quelques mots du statut de la liberté d´expression au cours de cette phase de l´histoire suédoise qu´on appelle l´Ère de la liberté.
Une réunion au sein du Kanslikollegium qui eut lieu en janvier 1722, peu de temps après l´adoption d´une nouvelle constitution, nous offre un point de départ adéquat. Il fut alors décidé que le censeur devrait comme auparavant scruter tous les écrits destinés à l´impression dans le royaume, et que «là où il ne trouverait rien de choquant ou de contraire aux bonnes mœurs», il donnerait son autorisation écrite, mais pas avant «d´avoir mis au courant le Conseil ministériel et obtenu son approbation».

Cette formulation est surprenante du fait qu´elle ouvre la porte à une concurrence entre deux autorités. Formellement, les nouvelles dispositions gouvernementales n´impliquaient aucun changement par rapport aux règles qui régissaient la censure à l´époque précédente, celle de l´absolutisme. Cependant, alors qu´auparavant le contrôle avait été rigoureux, une plus grande liberté était maintenant laissée à chaque instance de décision.

Ce qui avait suscité la discussion de janvier 1722 était une demande d´Emmanuel Swedenborg, alors assesseur au Collège des mines, qui sollicitait d´imprimer un écrit sur la crise économique qui avait frappé le pays après la longue Guerre du Nord. Swedenborg avait obtenu cette autorisation mais il voulait maintenant aller plus loin et publier dans Stockholmske Post-Tidender, une gazette d´information, un appel invitant les lecteurs à donner leurs points de vue sur son texte. Cette demande suscita un vif débat auquel participèrent aussi bien le censeur en fonction, Johan Rosenadler, que son prédécesseur, Johan Brauner, qui avait occupé ce poste à l´époque caroline. Tandis que Brauner argumentait fortement contre le fait que «des personnes privées puisse exprimer leurs opinions sur une question d´intérêt général aussi essentielle», Rosendaler soutenait qu´il était important d´être à l´écoute du public, notamment lorsqu´il s´agissait de questions concernant tout le monde «depuis les mendiants jusqu´aux riches». Selon lui, un débat général faciliterait les prises de décision lors de la session parlementaire qui approchait.

En l´occurrence, Swedenborg n´obtint pas l´autorisation sollicitée, mais la discussion montra que l´idée d´une liberté d´expression accrue avait de fervents partisans. Le chancelier du royaume lui-même, Karl Gyllenborg, appelé à être un des principaux hommes d´Etat de l´Ère de la liberté, se rallia aux vues de Rosenadler. Je partage vos points de vue, déclarait-il. «Dans un état libre, personne ne doit être empêché de pouvoir raisonner publiquement sur des sujets qui concernent tout le monde, surtout si la vérité en sort et que chacun se trouve mieux informé sur ce dont on discute». Et de se référer à l´Angleterre dont il avait appris à connaître la liberté lorsqu´il y avait séjourné comme diplomate.

La censure préliminaire allait se maintenir pendant la plus grande partie de l´Ère de la liberté mais l´idée d´instaurer la liberté d´expression ne cessa d´être d´actualité. L´écrivain danois Ludvig Holberg raconte dans une épître de 1749 qu´un Suédois en visite à Copenhague avait dit qu´on songeait à introduire la liberté d´expression en Suède comme en Angleterre et en Hollande, mais que les partisans de cette mesure étaient encore en minorité.

Rosenadler et son successeur immédiat Gustaf Benzenstierna exercèrent la censure préliminaire de manière libérale. Mais la situation changea avec le troisième censeur de cette période, Niklas Oelreich. À l´inverse de ses prédécesseurs, celui-ci était profondément impliqué dans les luttes politiques de l´époque. Quelques années auparavant, il avait publié une revue qu´on peut considérer comme l´organe de l´un des deux partis rivaux. Quand l´opposition voulut à son tour publier un journal, il se servit de sa position de censeur pour l´interdire.

Oelreich ne voulait pas supprimer la censure préliminaire. Au contraire, il argumentait dans sa revue en faveur d´un pouvoir accru du censeur. Mais il voulait être placé sous l´autorité du Riksdag et non du Kanslikollegium. De la sorte, il aurait eu un droit de décision illimité, du moins hors des sessions parlementaires.

C´est ce personnage extrêmement politisé qui accorda à Forsskål l´autorisation d´imprimer. Ce dernier était bien conscient du fait que la diffusion du livre serait rapidement stoppée. Une fois le livre imprimé, il s´empressa d´aller retirer chez l´imprimeur Lars Salvius la totalité des 500 exemplaires et de les diffuser parmi ses amis.

Une question intéressante se pose : jusqu´à quel point Salvius fut-il impliqué dans cette publication ? Dans un livre qu´il avait publié quelques années auparavant, il avait lui-même abordé plusieurs des questions dont traitait Forsskål. Tous deux appartenaient au groupe de réformateurs radicaux qui étaient originaires de la partie finlandaise du royaume. Certains chercheurs ont soutenu que cet apport finlandais avait eu pour les Lumières suédoises une importance comparable à l´apport écossais dans l´aire anglo-saxonne.

Le jour même où les Pensées sur la liberté civile étaient imprimées, le Conseil ministériel se réunit pour discuter de la situation. Salvius fut convoqué pour rendre compte de ce qui s´était passé. Il montra le manuscrit avec l´imprimatur d´Oelreich et précisa que l´auteur lui-même avait pris possession de tous les exemplaires.

La personne suivante à auditionner fut Oelreich. Celui-ci déclara effrontément qu´il n´avait pas la moindre idée que ce livre fût identique à une thèse interdite ni que Forsskål eût pu avoir le culot de lui soumettre un texte déjà rejeté.

Puis ce fut le tour de Forsskål. Il soutint qu´avec l´aide du censeur il avait supprimé tous les passages politiquement délicats et que de ce fait, le livre était à considérer comme tout à fait différent du texte qui avait été examiné auparavant.

Le Kanslikollegium se contenta d´un simple avertissement à l´adresse de l´auteur mais il ordonna la saisie de tous les exemplaires du livre. La seule critique adressée à Forsskål était d´avoir accepté un titre danois de professeur sans en avoir demandé l´autorisation au Collège. Qu´il ait eté traité avec une telle mansuétude s´explique sûrement par le fait qu´entre-temps, il avait été désigné pour participer à une expédition danoise à destination de l´Arabie. Dans le procès-verbal du Collège, il est dit qu´on «ne voulait pas étouffer complètement les dons de l´esprit qu´il pouvait y avoir en lui» et que l´on devait tenir compte de «son engagement au service du roi de Danemark».

L´interdiction du livre ne fut rendue publique qu´en février l´année suivante mais la collecte des exemplaires commença aussitôt. Celui qui en était chargé était Linné, le recteur de l´université. Convoqué, Forsskål expliqua qu´il avait distribué 49 exemplaires et en avait déposé 53 à la vente dans les librairies de la ville. Linné fit procéder à une perquisition au domicile de Forsskål mais on ne trouva aucun exemplaire supplémentaire. Dans sa lettre au Collège, il écrit que de nombreux livres ont probablement été envoyés par la poste, et il s´interroge sur ce qu´il faudrait faire pour les recouvrer.

Sur les 500 exemplaires imprimés des Pensées sur la liberté civile, seuls 79 ont été saisis et détruits. Les autres ont circulé parmi les personnes intéressées, et l´on sait que de nombreuses copies ont été faites. L´interdiction n´avait fait que rendre le livre plus recherché.
On ne prit pas de gants à l´égard du censeur Oelreich. Le Collège décida de le relever de ses fonctions. Une minorité voulait porter l´affaire au tribunal, estimant inconstitutionnel de révoquer un fonctionnaire sans instruction préalable et décision de justice. Oelreich décida de quitter la ville et se retira dans sa résidence de campagne. Anders Wilde qui avait été l´assistant d´Oelreich reprit les fonctions de censeur. Puis vint l´automne, et l´ouverture de la session parlementaire. Oelreich revint de la campagne et envoya son valet informer le Collège qu´il avait repris son travail. S´ensuivit une période où Oelreich et Wilde remplirent tous deux les fonctions de censeur et simultanément bombardèrent le Riksdag de plaintes concernant cette concurrence.

Au cours de cette session parlementaire, aucune décision essentielle ne fut prise quant à l´avenir de la censure. On nomma un nouveau censeur, Magnus von Celse, mais il n´entra jamais en fonction. La question de savoir comment et par qui la censure serait exercée demeurait pendante.

Cette incertitude contribua sûrement à la décision du Riksdag, lorsqu´il fut à nouveau réuni en 1766, de supprimer l´institution de la censure. Le flou qui régnait quant aux processus de décision rendait plus difficile le contrôle du marché du livre. Dans ces conditions, il existait d´autres méthodes, et plus efficaces, que l´examen préliminaire.

Ce qu´il y avait d´unique dans l´ordonnance de 1766 sur la liberté d´expression ne résidait pas fondamentalement dans la suppression de l´institution de la censure. Cela avait été fait en Angleterre dès 1695. Mais à l´inverse de toutes les ordonnances précédentes, elle ne se contentait pas d´énumérer les écueils que les auteurs devaient éviter, elle instaurait aussi une protection contre tout nouvel obstacle que les autorités auraient pu être tenté d´imaginer. Le passage de loin le plus important, celui qui prend aussi le plus de place dans cette ordonnance, concerne le principe de publicité, c´est-à-dire le droit pour les citoyens de prendre connaissance notamment des décisions des tribunaux et des procès-verbaux du Conseil du royaume et du Riksdag.

Sur deux points, la nouvelle ordonnance présentait de graves faiblesses. La censure était maintenue lorsqu´il s´agissait d´écrits théologiques. Et l´expression orale n´était pas protégée. Sur ce point, on était allé plus loin aux Etats-Unis en 1791 avec le célèbre ajout à la constitution.

Quelques mois seulement après la promulgation de l´ordonnance sur la liberté d´expression, le Roi en son conseil rendit public un avertissement aux citoyens pour les dissuader « en grands ou petits groupes [...] de provoquer des troubles, des dissensions et une mésintelligence nuisible parmi les habitants du royaume en semant des soupçons et des mensonges forgés de toutes pièces». Dans cette ordonnance, les citoyens étaient incités à dénoncer en échange d´une prime de 2000 daler argent ceux qui s´étaient rendus coupables de discours délictueux.

J´ai cité cette ordonnance du 2 mars 1767 pour montrer qu´il est peu probable que la décision du Riksdag reposât sur une foi profonde en la liberté d´expression. Sans nul doute, l´ordonnance qui la décréta était plus le résultat des conflits politiques d´alors que de convictions fortement enracinées.
Cela n´empêche nullement qu´elle ait été d´une grande portée. Entre les années 1767 et 1772, lorsque Gustave III reprit le pouvoir au détriment du Riksdag, pas moins de quelque quatre-vingt publications périodiques virent le jour, et presque deux mille écrits politiques. Au cours de la seule année 1769 furent publiés pas moins de 138 pamphlets économiques. C´est aussi à cette époque que la Suède fut dotée de ses deux premiers journaux quotidiens. À ce stade, il n´y avait pratiquement aucune question politique qui ne fût discutée.

Les années 1760 constituent dans l´histoire de la Suède une époque de bouleversements. Les chercheurs suédois ont souvent été peu indulgents à l´égard de cette période, mais un historien anglo-saxon comme Michael Roberts évoque, quant à lui, une manière unique d´expérimenter le parlementarisme, et il compare la situation à celle de la France au cours des années qui précèdent la Révolution.

Forsskål était tout à fait conscient des forces politiques alors en jeu. Dans un des nombreux textes où il se justifie, il soutient que le rôle d´un libre débat est d´empêcher que «l´insupportable domination» soit remplacée par «un absolutisme incurable». La forme de gouvernement adoptée après la mort de Charles XII visait à instaurer une séparation des pouvoirs. Mais au fil du temps, une concentration du pouvoir n´avait cessé de s´opérer au profit du Riksdag et de son organe central, la Commission secrète, où n´étaient représentés que trois des quatre états parlementaires. Pendant les années 1760, des forces se manifestèrent pour restaurer le parlementarisme des années 1720 tel que le prescrivait la constitution. L´on s´opposait aussi bien aux privilèges et au pouvoir des nobles qu´au royalistes qui voulaient restaurer le pouvoir du souverain. Ce sont ces derniers qui allaient l´emporter à l´issue de ces luttes.

Forsskål savait quels risques il prenait quand il publia son livre. Un des professeurs d´Uppsala, Johan Ihre, avait été privé de salaire pendant toute une année pour avoir laissé soutenir un certain nombre de thèses en latin à contenu politique. L´une d´entre elles avait pour sujet le gouvernement civil. Salvius avait essayé là encore de publier cet écrit en suédois mais en avait été empêché. Le censeur avait autorisé l´impression mais le Conseil était intervenu pour interdire le livre. Depuis lors, dix ans s´étaient écoulés, et Forsskål avait lieu de croire que la liberté d´expression disposait à présent d´une plus grande marge de manœuvre.

Ce n´étaient pas des réformes insignifiantes que Forsskål voulait promouvoir. Il revendiquait le droit de faire appel de jugements douteux. Il voulait une fiscalité plus juste. Il estimait qu´il fallait abolir le droit exclusif de la noblesse aux plus hautes fonctions, réformer le système corporatiste, créer des écoles pour les enfants du peuple. Et il voulait bien sûr accroître la liberté d´expression et la publicité. Rien de ce qui concernait «le bien-être du royaume» ne devait être «dissimulé aux yeux des habitants».

C´est une liste imposante, et elle contient pratiquement tous les points qui trente ans plus tard allaient figurer dans la Déclaration des droits de l´homme et du citoyen. Le seul droit de la déclaration française qu´on ne trouve pas chez Forsskål concerne celui de l´individu à choisir sa religion et à la pratiquer. Parmi les coupures imposées par le censeur, il y avait tout un paragraphe où Forsskål soutenait que la possibilité de mettre en question «les révélations divines» ne pouvait leur porter préjudice. L´absolutisme politique avait cessé d´exister en Suède, mais pas l´absolutisme religieux.

Le passage le plus provocant des Pensées sur la liberté civile figure dans le paragraphe 9 (8 dans la version imprimée) où il affirme que la seule alternative à la violence est la liberté d´expression. « Un gouvernement sage préfère donner au peuple l´occasion d´exprimer son mécontentement par la plume que par d´autres armes», écrit-il. Il est encore plus précis dans une lettre au roi dans laquelle il défend ses positions. «Il est clair, Votre Royale Majesté, qu´il y a des mécontents dans tout royaume. Qu´ils ne soient pas en nombre insignifiant en Suède est attesté par les rébellions qui si souvent se trament et s´amorcent. Il est tout aussi clair qu´il n´existe que deux issues pour empêcher les conséquences nuisibles du mécontentement, l´une exige de l´encre, l´autre du sang. Si les mécontents ont le loisir de s´exprimer librement, ils peuvent être réfutés, instruits et transformés en un public éclairé. Ils cessent d´être mécontents s´ils n´ont plus de raisons de l´être et leur désir de rébellion disparaît aussi. Mais si cette politique raisonnable [...] n´est pas mise en œuvre, il ne reste au gouvernement d´autre issue que de combattre la violence par la force, sans peut-être parvenir au prix de nombreuses vies à éradiquer le mécontentement, mais seulement à le dissimuler, voire à l´augmenter, de sorte qu´il peut éclater à nouveau.»

Et Forsskål d´ajouter ces mots qui ont dû paraître particulièrement provocants : «Cette méthode forte serait d´autant plus risquée en Suède que la plus grande partie de la milice n´est pas tenue par le gouvernement mais a été élevée avec le pain et les idées du peuple.»

Il allait s´avérer que Forsskål avait mal apprécié la situation. La «méthode forte» n´était nullement nécessaire pour juguler l´évolution vers le parlementarisme et la démocratie qui avait eu lieu en Suède pendant l´Ère de la liberté. Gustave III n´eut pas à recourir à la violence pour restaurer le pouvoir royal en 1772.

La foi de Forsskål dans le pouvoir de la libre parole peut paraître naïve et irréaliste. Elle allait aussi à l´encontre de ce qu´estimaient d´autres philosophes des Lumières. Voltaire avait peut-être une opinion plus réaliste lorsqu´il soutenait que c´était l´épée et non le verbe qui décidait du développement des États.

À court terme, Voltaire avait évidemment raison. Mais pas à plus longue échéance. L´évolution de la société et celle de la liberté d´expression sont indissociables et s´influencent mutuellement. Mais cela prend du temps.

Peut-être était-ce aussi ce que Forsskål voulait dire quand il écrivait que le rôle de la liberté d´expression était de créer «un public éclairé». L´avènement de ce que nous appelons l´opinion publique était l´objectif fondamental des Lumières. Et sous cet angle, Forsskål était un des représentants de ce mouvement, l´un des plus remarquables qu´ait connus la Suède.
Dans les lettres envoyées depuis son expédition en Arabie, Forsskål a commenté la situation politique en Suède. Il s´attendait sûrement à ce que la liberté d´expression soit enfin instaurée lors de la session parlementaire qui s´ouvrait au moment même où il partait. Il fut déçu que la question ait été remise à plus tard. S´il était resté dans sa patrie, il aurait sans nul doute poursuivi la lutte. Dans une lettre échangée entre quelques-uns de ses camarades d´études, on peut lire que si Forsskål revenait, il faudrait s´attendre à ce que «la guerre reprenne avec la plus grande intensité».
Mais quand le Riksdag se réunit à nouveau quelques années plus tard et promulga enfin la liberté d´expression, Forsskål n´était plus de ce monde. Un seul des quatre membres de l´expédition en était revenu, et ce n´était pas Forsskål. Il était mort victime des fièvres.

Forsskål n´eut pas l´occasion de voir la Suède, comme premier pays au monde, garantir la liberté d´expression dans sa constitution, mais il lui fut aussi épargné de constater à quel point cette liberté allait être restreinte quelques années plus tard puis éliminée pas à pas tandis qu´un nouvel absolutisme s´instaurait dans le pays. Et personne n´osa republier son livre sur la liberté civile. Ceux qui étaient surpris à en posséder un exemplaire dans leur bibliothèque étaient condamnés à de lourdes amendes.

 

PENSÉES SUR LA LIBERTÉ CIVILE

§ 1.
Plus on peut vivre selon ses propres inclinations, plus on est libre. De ce fait, rien, hormis la vie, ne peut être plus cher aux hommes que la liberté. Aucun être sensé n´y renonce ou ne la restreint sauf à y être contraint par la violence ou la crainte d´un mal encore plus grand.

§ 2.
Un bienfait tant chéri des hommes n´a besoin d´aucune limitation là où chacun aime la vertu. Mais nous sommes souvent enclins aux vices et aux injustices. Il faut donc que des limites nous soient assignées, la liberté doit perdre sa part nuisible, et c´est seulement ainsi que l´on peut de toute sa volonté faire ce qui est juste, à savoir être utile aux autres et à soi-même, mais sans nuire à personne.

§ 3.
Quand cela est accordé à chacun dans une société, il existe alors une authentique liberté civile.
Celle-ci implique donc que nul obstacle ne détourne quiconque de ce qui est décent et utile au bien public, que toute personne honnête puisse vivre en sécurité, obéir à sa conscience, jouir de ses biens et contribuer à la prospérité de la société dans laquelle elle vit.

§ 4.
Cette liberté, ceux qui peuvent la menacer le plus sont toujours ceux qui dans le pays ont le plus de pouvoir de par leurs fonctions, leur position sociale ou leurs richesses. Non seulement ils abusent aisément du pouvoir qu´ils possèdent mais ils risquent aussi de vouloir sans cesse étendre leurs droits et leurs prérogatives, de sorte que les autres habitants ont lieu de les craindre de plus en plus.

§ 5.
Car la liberté d´une société ne réside pas entièrement dans le fait que les sujets n´aient pas à redouter la violence du Souverain. C´est un grand pas, et le premier, vers le bonheur de tous. Mais les sujets peuvent aussi s´oppresser mutuellement. Et dans de nombreuses Républiques, comme la polonaise ou les italiennes, où l´on fait grand cas du terme séduisant de liberté, la plupart des gens ne sont pas moins les esclaves des aristocrates.

§ 6.
À la question de savoir quel serait le pouvoir suprême le plus dangereux dans un pays, celui du souverain ou celui des citoyens, je répondrais que le second est plus insupportable mais le premier plus irrémédiable, et donc celui qu´on doit craindre et redouter le plus. Car s´il n´est pas écarté, l´autre ne pourra jamais l´être. Au nom de maîtres absolus, et avec leur pouvoir, la gouvernance est très souvent exercée par des sujets injustes, indignes de la faveur de leur souverain mais pleins d´assurance du fait qu´ils en bénéficient. Pour plusieurs raisons, il est aussi plus difficile de remédier à la violence de souverains puissants. Une idée excessive du caractère sacré des têtes couronnées protège grandement jusqu´aux plus injustes des Princes. Beaucoup s´imaginent qu´on ne peut jamais trop accorder à un être humain à ce point élevé au dessus des autres et si proche du pouvoir divin: les Rois de Barbarie, du fait qu´ils sont tenus pour saints, jouent impunément avec la vie de leurs sujets. Les Non-jurés en Angleterre ont estimé en conscience ne pas devoir être fidèles à une dynastie infidèle. Et sans chercher loin des exemples, quand la Suède était appauvrie en hommes, en nourriture et en argent lors des guerres de Charles XII, on croyait néanmoins que ce rude héros* n´entraînait pas son pays à la ruine mais le défendait. Ainsi, les sujets ne connaissent pas toujours l´injustice du Souverain, et quand ils la connaissent, il n´est pas facile pour autant de s´en délivrer. En cas de besoin, les Princes défendent seuls leurs avantages, ils décident seuls de toutes choses. Les profits et la puissance de tout un pays sont aux mains d´un seul. Mais, quand certains sujets sont opprimés par d´autres, cette iniquité apparaît aux yeux de tous; et quand plusieurs abusent simultanément de leur pouvoir, la majorité triomphe plus aisément de leurs desseins et de leurs forces dispersés. Ainsi, le respect du public et leur propre force ne peuvent assurer leur sécurité. Leur seul refuge est alors de dissimuler l´injustice qu´ils commettent. Mais ils ne peuvent la dissimuler longtemps si chacun peut critiquer dans des écrits publics ce qui va à l´encontre de l´intérêt général.

* Voir Enväldets skadeliga påföljder [Les conséquences nuisibles de l´absolutisme], Stockholm, 1757

§ 7.
La vitalité et la force de la liberté civile résident donc principalement dans un Gouvernement limité et une liberté d´expression illimitée; sous condition de mesures sévères contre tous les écrits qui incontestablement sont contraires aux bonnes mœurs, blasphèment le nom de Dieu, insultent des individus, et incitent à des vices manifestes.

§ 8.
Les révélations divines, les sages constitutions et l´honneur des individus n´ont rien à redouter d´une telle liberté d´expression. Car la vérité triomphe toujours lorsqu´il est permis de manière égale de la contester et de la défendre.

§ 9.
Au contraire, la Liberté d´expression porte le savoir à son plus haut niveau, écarte toutes les dispositions pernicieuses, met un frein à toutes les injustices des fonctionnaires, et elle constitue pour le Gouvernement la plus sûre des défenses dans un royaume libre. Car elle fait que le peuple tout entier chérit un tel mode de gouvernement. En Angleterre, on n´entend guère parler de sombres menées contre des lois fondamentales bien établies. Dans ce pays, il est cependant possible de remédier précocement aux désordres du seul fait de la libre expression du mécontement public. En revanche, dans un royaume qui ne nous est pas inconnu*, nous avons eu un exemple significatif du fait que quand une liberté inégalement répartie est maintenue par la haine et la contrainte, cela conduit aisément à la violence et aux actions désespérées ; du fait que celui qui possède trop peu préfère tout perdre plutôt que de voir sans envie et sans soif de vengeance la liberté d´une bonne partie de la société et la sienne propre dérobée par ses semblables et concitoyens. Car celui qui n´a pas grand chose à perdre est prêt à le risquer sans grand regret lorsqu´il est en mesure d´infliger de lourdes pertes à son ennemi et persécuteur. Ce n´est certes pas louable, mais néanmoins courant. De ce fait, la liberté doit être préservée à l´aide de la liberté. Elle est en grand danger si les mécontents sont traités par la contrainte et l´oppression, que leur mécontement soit justifié ou non. Un Gouvernement sage préfère donner au peuple l´occasion d´exprimer son mécontentement par la plume que par d´autres armes, ce qui d´une part a un rôle instructif, d´autre part calme les esprits et prévient le vacarme et les troubles.

* Le Danemark

§ 10.
Il a été dit précédemment (§ 3.) que la liberté civile fait que toute personne honnête peut vivre en sécurité, obéir à sa conscience, jouir de ses biens et contribuer à la prospérité de la société dans laquelle elle vit. Je me propose d´expliquer en bref chacun de ces points.
La loi confère beaucoup de sécurité à notre vie en stipulant que nul ne peut impunément attenter à l´intégrité physique d´un honnête homme. Mais l´on peut néanmoins entendre des accusateurs et voir s´exécuter le verdict des juges même lorsque aucun crime n´a pu être imputé à la personne incriminée. Car la société ne peut exister sans tribunaux, et les juges ne sont pas toujours impartiaux. La haine et l´acharnement effréné du peuple ont parfois aussi entraîné la chute des citoyens les plus innocents. Il n´y a pas plus grand danger que celui-là, tant pour notre vie que pour notre réputation ; et soit l´on ne peut rien y faire, soit la liberté de se défendre publiquement devrait permettre malgré tout d´apaiser la colère du peuple et de dissuader les juges de tout artifice. Si néanmoins cela ne peut s´accomplir, la compensation la plus juste pour une telle iniquité demeure que celui qui a été injustement condamné puisse comme en Angleterre révéler à ses compatriotes qu´il meurt innocent.

§11.
La conscience repose bien souvent sur des opinions erronées. Celles-ci ne doivent en rien être tolérées si elles sont nuisibles aux hommes et à la société, comme les règles fallacieuses des Jésuites. Mais le plus souvent, ceux qu´une conscience faillible semble rendre dangereux deviennent de bons citoyens pourvu que la société puisse s´adapter quelque peu à leurs errements. Les Mennonites répugnent à prêter serment, mais on peut faire entièrement confiance à leur oui et à leur non. Beaucoup d´entre eux ne peuvent se résoudre à attaquer l´ennemi, mais ils collectent volontiers de l´argent pour la subsistance des soldats. Qu´il puisse ainsi exister des différences entre religions sans que la concorde civile soit perturbée, l´exemple de la Pennsylvanie, heureuse et rapidement peuplée grâce à la liberté, le montre amplement. Sous l´effet de la liberté elle-même, les religions égarées cèdent peu à peu devant la force de la vérité et déclinent, alors que souvent, poussées sous l´effet de persécutions à un zèle démentiel, elles se répandent plus vivement, à la manière d´un feu qui couve. Enfin, étant donné qu´il n´existe aucun lieu où chacun serait infaillible, il est de peu d´importance que l´on se trompe ouvertement, comme en Angleterre, ou de manière hypocrite, comme partout ailleurs.

§ 12.
Dans une société, on possède des biens d´une part en tant que membre de l´Etat, de l´autre à titre privé. Dans la première catégorie, il y a les revenus publics et ce que l´on en a acquis, ainsi que les emplois publics. Dans la seconde, il y a ce que chacun possède. Les lois doivent les protéger toutes deux contre la violence et les préserver des abus. Chaque habitant doit avoir une part équitable des charges et des bénéfices de la collectivité. Car la société nous appartient en commun, et il doit en aller de même pour la liberté. Les impôts du pays ne doivent donc pas reposer sur la trop lourde contribution de quelques-uns, mais chacun doit apporter son écot à la collectivité selon ses ressources. L´espoir d´accéder aux emplois publics et aux honneurs de la Société ne doit non plus jamais être dénié à quiconque en est digne.

§ 13.
S´il fallait passer des épreuves appropriées pour accéder à tout emploi public; si ceux qui les avaient passées ne pouvaient être promus qu´au rang immédiatement supérieur après avoir rempli leur fonction dans l´emploi précédent; et si le premier échelon était dévolu à celui qui le premier avait fait preuve de ses capacités; alors les emplois ne tomberaient pas en de mauvaises mains, et ni la haute naissance, l´argent ou les protecteurs ne pourraient mieux assurer une promotion que l´ardeur au travail et la capacité individuelle.

§ 14.
Aucune épreuve n´est plus facile et plus fiable qu´un interrogatoire sur la théorie et la pratique de l´activité postulée. C´est ainsi que l´on procède pour les ecclésiastiques chez nous, et pour tous les fonctionnaires en Chine. Cependant, on risquerait fort de ne pas choisir le meilleur si l´on pouvait poser les questions que l´on voulait et juger selon son bon plaisir. Aussi est-il nécessaire de préciser pour chaque emploi certaines connaissances, certains livres, certaines instructions et missions de service dont il faudra publiquement rendre compte.

§ 15.
L´on est aisément autorisé à utiliser ses propres biens à son profit et à celui de la société. Mais parmi tous les biens, certains ne peuvent être acquis aussi facilement par chacun qu´il le faudrait dans l´intérêt de la société.
Personne ne peut se procurer des terres là où il le désire en travaillant ou en payant, bien que beaucoup, et c´est grand dommage pour la société, en possèdent plus qu´ils n´en exploitent. Ainsi, des lois telles que celles de Moïse chez les Hébreux sur la part limitée attribuée une fois pour toutes à chaque famille, Moïse, livre 3, 25:13-16.23.24.40 et 41, ou de Licinius chez les Romains (500 jugera, soit 257 1/7 arpents) étaient bien utiles tant pour stimuler l´économie du pays que pour mieux équilibrer les droits des habitants.

§ 16.
Rien ne nous appartient plus en propre que les forces de notre corps et de notre esprit; rien n´est donc plus juste que de pouvoir assurer sa subsistance de manière honnête, de pouvoir pratiquer des arts et des sciences utiles. Chacun doit donc pouvoir tirer librement sa subsistance de l´agriculture, de l´artisanat, du commerce, des activités intellectuelles, tant que la quantité ne devient pas nuisible à la société.

§ 17.
Des travailleurs utiles sont chassés de la Campagne du fait que les lois ne permettent pas à ceux qui, dans les villages et les chaumières, n´ont pas eu la chance de se voir attribuer un lopin de terre, d´avoir d´autre protection que les infirmités et la vieillesse qui les rendent presque invalides. De ce fait, dès qu´ils veulent suivre l´appel si naturel de la liberté et devenir leur propre maître, ils fuient vers les villes où ils peuvent aisément vivre à leur guise ou servir avec indolence. Mais là où chacun à la campagne peut être le maître dans sa chaumière, comme c´est le cas en Angleterre et en Allemagne, beaucoup de travailleurs restent dans leur terroir natal, se multiplient, se livrent à des activités utiles, se mettent au service de l´agriculture; et c´est tellement mieux que de choisir la vie urbaine, demeurer célibataire, être extravagant, paresseux, tout cela pour entretenir le luxe des riches, escorter les voitures des nobles, tuer le temps par le sommeil et la luxure, et être une charge pour soi-même et pour sa patrie.

§ 18.
Pour l´avancement des arts et leur liberté, des écoles publiques, où l´on pourrait dès que l´ardeur et l´intelligence le permettraient être parfaitement formé à toutes sortes de savoirs et de métiers, et où l´on pourrait sans délai être reconnu comme maître dans sa propre spécialité, seraient particulièrement utiles. Mais le nombre de pratiquants dans chaque domaine devrait être fixé en fonction des attentes et des besoins de la Société.

§ 19.
En revanche, nos corporations renfermées sur elles-mêmes et la formation des apprentis favorisent grandement la paresse, la contrainte, le dépeuplement, la luxure, la pauvreté et la perte de temps.

§ 20.
Même ce que l´on appelle les arts libéraux ne sont nullement libres en Suède. Ailleurs, ils méritent mieux leur nom. En Allemagne, chacun peut transmettre publiquement à d´autres le savoir qu´il a lui-même acquis. En outre, ou bien il faudrait que chacun soit d´emblée dissuadé de faire du savoir livresque sa principale préoccupation, ou bien en conséquence que personne ne soit dissuadé de vivre en toute liberté de l´activité la plus innocente.

§ 21.
Enfin, c´est aussi un droit important dans une société libre de pouvoir librement contribuer au bien public. Mais pour cela, il faut que l´état de la Société puisse être connu de tous et que chacun ait la possibilité d´exprimer librement ses idées sur ce sujet. Là où cette condition n´est pas remplie, la liberté n´est pas digne de ce nom. Ce qui touche à la guerre et à certaines négociations internationales doit rester secret un temps et ne pas être connu du plus grand nombre, mais ceci non à cause des citoyens loyaux mais de l´ennemi. Il y a bien moins de raisons de dissimuler aux yeux des habitants les activités pacifiques et tout ce qui concerne le bien-être du royaume. Sinon, il advient facilement que seuls les étrangers animés d´intentions hostiles percent tous les secrets à l´aide d´émissaires et de bourses, tandis que les habitants du pays eux-mêmes, pourtant susceptibles de donner de judicieux conseils, ignorent la plupart des choses. En revanche, quand tout est connu du pays, ceux au moins qui sont attentifs voient ce qui est profitable ou nuisible, et ils le révèlent à tous là où existe la liberté d´expression. Ce n´est qu´alors que les délibérations publiques peuvent être guidées par la vérité et l´amour de la patrie, dont dépend le bonheur collectif et celui de tous les individus.

Dieu tout puissant, qui veille à la félicité des hommes, accroît notre liberté suédoise, et préserve-la jusqu´à la fin des temps!